Un peu d’Histoire
D’une certaine manière, on peut dire que c’est l’industrie qui a fait Granby. Car non seulement a-t-elle été le moteur de son développement, mais c’est aussi grâce à elle si la ville peut, aujourd’hui, s’enorgueillir de son statut de capitale régionale. On trouve d’ailleurs peu de villes au Québec où le caractère industriel est aussi affirmé qu’à Granby, et où la collaboration entre le peuple et les élites économiques s’est articulée avec autant d’efficacité.
En 1881, Granby, Acton Vale, Farnham, Waterloo, Cowansville et Roxton Falls sont des villages de population comparable. Engagées dans une course au développement dont une seule sortira gagnante, toutes ces municipalités tentent d’attirer les industries en leur accordant divers avantages financiers : subventions directes, prêts sans intérêt, exemptions de taxes, achat d’actions. En 1910, les chiffres relatifs à l’économie et à la population montrent que Granby a réussi son démarrage industriel. Ces succès reviennent en grande partie au flair de Stephen Henderson Campbell Miner, et de quelques autres, qui ont su favoriser à Granby le développement d’entreprises d’avenir, principalement dans les secteurs du caoutchouc (Granby Rubber, 1882) et du tabac (Imperial Tobacco, 1895).
Portée par la vigueur de son développement, Granby, sur le coup des années 1930, se joint au groupe des 15 villes du Québec dont la population excède 10 000 habitants. Mais son économie industrielle est peu diversifiée, la Miner Rubber, l’Imperial Tobacco et la Granby Elastic Web engageant 2 500 des 3 000 travailleurs d’usine de la ville. Or, entre 1929 et 1932, alors que la Crise menace d’éclaircir les rangs ouvriers, cinq filiales d’industries américaines, dont quatre oeuvrent dans le secteur du textile, s’installent à Granby, y élargissant l’éventail industriel. Sauf dans un cas, chacune d’elles engagera plus de 100 travailleurs en 1940 et la plus importante du groupe, l’Esmond Mills, en fera travailler près de 300. Cet apport en capitaux extérieurs permet non seulement à Granby de diversifier son économie, mais également d’y limiter les conséquences de la Crise et de maintenir sa position de centre industriel de première importance au Québec.
Sous l’administration du maire Horace Boivin, entre 1939 et 1964, Granby vit un âge d’or économique qui, encore une fois, prend sa source dans le développement industriel. Cette période faste porte de 30 à près de 100 le nombre des usines de la ville, et la valeur de la production industrielle de 12 à 100 millions de dollars.Si le bas niveau des salaires est évoqué pour expliquer l’intérêt des investisseurs d’ici et d’ailleurs, pour Granby le dynamisme de sa bourgeoisie d’affaires, menée et représentée par son maire Horace Boivin, doit aussi être pris en compte. Misant sur le développement industriel pour assurer l’avenir de sa ville, ce dernier entend bien utiliser tous les moyens mis à sa disposition pour y attirer les investisseurs. Cette quête perpétuelle de capitaux devient un des traits marquants de son administration, chacun de ses voyages à l’étranger ou au Canada se transformant en périple de prospection et de sollicitation.
Adoptés en 1947, les Accords du Gatt donnent le coup d’envoi à la mondialisation des échanges. Cette libéralisation du commerce pousse Granby dans un long processus de reconversion industrielle qui, à son aboutissement, au cours des décennies 1970 et 1980, aura fait disparaître les secteurs traditionnels du tabac et du caoutchouc et mis à mal celui du textile. Heureusement pour la ville, les industries du fer et de l’acier, des plastiques, de l’électronique et de l’alimentationviendront combler le trou béant laissé par les fermetures et les réductions de main-d’œuvre. Cette évolution aura également pour effet de réduire la taille des entreprises qui, sept fois sur dix, emploieront moins de 50 travailleurs en 1960.
La décennie 1960 est particulièrement pénible pour l’industrie granbyenne avec la disparition de près de 2 000 emplois et peu de nouveaux investissements. Or, à l’inverse de la décennie précédente, les années 1970 sont placées sous le signe de la croissance. La relance de l’industrie qui caractérise cette période, Granby la doit en bonne partie aux mesures financières instituées par les gouvernements fédéral, provincial et municipal pour inciter les gens d’affaires d’ici et d’ailleurs à investir au Québec. Granby n’est pas en reste : au mitan des années 1960, on forme une Commission consultative, on engage un commissaire et on augmente le fonds industriel de la ville à un million et demi de dollars. En 1967, on ouvre le parc industriel.
Sous l’angle de l’origine des capitaux, les années 1960-1980 se caractérisent d’abord par la relâche des investissements américains et par l’afflux des capitaux européens. Cet apport d’outre-mer n’est pas le fruit du hasard : depuis la fin des années 1960, les gouvernements fédéral et provincial, désireux de réduire l’emprise américaine sur l’économie, sollicitent assidûment les investisseurs d’Allemagne, de France, d’Angleterre ou d’Italie. Au niveau municipal, c’est l’ancien maire Horace Boivin, nommé commissaire industriel en 1969, qui a le mandat de convaincre les Européens d’investir à Granby. Il obtient suffisamment de succès pour qu’un journaliste du Devoir, impressionné par la présence des industries européennes à Granby, n’hésite pas en 1987 à nommer la ville « La petite Europe des Cantons-de-l’Est ». À ce moment, 32 entreprises européennes opèrent en sol granbyen, procurant près de 1 700 emplois, soit le quart des effectifs ouvriers de la ville.
Mais bientôt, l’abandon des programmes de subvention à l’investissement et l’évolution des conditions du commerce international briseront la vague d’outre-mer, forçant les acteurs économiques granbyens à tourner leur attention vers le développement des potentialités locales. En recentrant la perspective sur la croissance des capitaux canadiens et locaux, on renoue avec les fondements historiques du développement industriel de la ville. Car, si Granby trouve pour un temps son salut dans l’investissement européen, c’est dans le dynamisme des industriels locaux et canadiens qu’elle puise les conditions essentielles de sa relance, comme elle l’a toujours fait. La vitalité et la capacité d’adaptation du capital indigène s’inscrivent de manière éloquente dans la trame industrielle des décennies 1960-1980. En 1984, Georges Nydam, directeur du Commissariat industriel de Granby, évalue que 70 % de la croissance d’emploi est générée par le milieu d’affaires local. Dans le groupe des 124 entreprises d’origine locale ou canadienne crées après 1964, 17 seulement embauchent 50 travailleurs ou plus en 1986 : c’est dire toute l’importance qu’a pris la petite entreprise dans le processus du développement industriel.
Les capitaux canadiens et locaux occupent tout le champ de l’activité productive, mais avec plus ou moins d’intensité selon les secteurs. Ceux du bois et de l’imprimerie, par exemple, sont totalement dépendants de l’initiative locale. Aussi, en 1986, plus de 800 personnes travaillent dans une usine de plastique ou de produit chimique, un autre secteur presque complètement contrôlé par des intérêts locaux. Quant à la contribution canadienne à l’industrie du textile et des vêtements, elle aide à revitaliser un secteur grandement affecté par l’évolution des marchés. Signe des temps, les entreprises qui oeuvrent dans la confection des vêtements sont toutes dirigées par des femmes. Mais c’est le secteur de la métallurgie qui progresse le plus entre le début des années 1960 et le milieu de la décennie 1980, avec la création de 50 industries, dont 43 sont le fait d’investisseurs nationaux et locaux. Et que dire des succès de la Coopérative agricole de Granby, qui devient Agropur en 1979. En étendant sans cesse son territoire et en diversifiant constamment sa production. Celle qui n’était qu’une coopérative régionale au milieu des années 1960 s’est transformée, 20 ans plus tard, en un géant de l’alimentation qui traite 40 % du lait produit au Québec et génère plus de 800 millions de dollars d’activité économique.
Pour l’industrie granbyenne et régionale, la fin du XXe siècle se vit au rythme de la libéralisation des marchés et de la mondialisation, et ce, dans le contexte d’une des périodes de croissance économique les plus fortes de l’après-guerre. À Granby, où les effets positifs du libre-échange ne tardent pas à se faire sentir, la main-d’œuvre industrielle s’accroît de 30 % et le commerce vit une renaissance. En fait, c’est toute l’industrie régionale qui semble avoir profité de la diminution des tarifs en vigueur depuis la fin des années 1980. Le dynamisme des gens d’affaires n’est pas étranger aux succès économiques que connaît Granby pendant cette période, eux dont les associations et les organismes représentatifs s’adaptent aussi bien aux défis de la mondialisation qu’à ceux de l’intégration régionale.
Favorisé par le libre-échange, le secteur industriel maintient la place qu’il a toujours occupée dans la croissance de Granby. Ainsi, à la suite d’un brusque creux de vague qui supprime 1 200 emplois au début des années 1990, le nombre des travailleurs d’usine augmente considérablement entre 1992 et 1999, passant de 7 000 à 9 100. C’est toujours la petite et moyenne entreprise qui domine le paysage industriel, avec, à la fin du siècle, 220 unités de production oeuvrant dans sept secteurs principaux. On les présente ici selon leur ordre d’importance dans l’emploi : transformation du métal, électricité et électronique, textile et vêtement, caoutchouc et plastiques, aliments et boissons, imprimerie et papier, transformation du bois.
Hier comme aujourd’hui, Granby abrite une population qui a comme trait commun de ne pouvoir compter que sur ses propres moyens pour assurer son développement. Car, alors que des régions entières du Québec naissaient et prospéraient grâce à l’exploitation de quelques ressources naturelles — bois, produits de la mer, minerai —, et que des villes explosaient sous l’impulsion des investissements américains, c’est dans son capital humain que Granby devait puiser l’essence de sa réussite, trouver l’énergie nécessaire pour se hisser au rang des villes les plus importantes du Québec. Et qu’est-ce que le capital humain sinon le courage, le dynamisme, la détermination et l’ingéniosité des hommes et des femmes de Granby?
Par Mario Gendron